Carnet de voyage de Stéphane Derenoncourt

Les vins de terroir, ceux qui ont la vertu de passer les années en amplifiant peu à peu les caractères spécifiques et identitaires d’un lieu sont définitivement des témoins du temps et de la société.

Jamais je n’aurai imaginé, au début des années 2000, et en foulant pour la première fois ces terres syriennes, que ce pays sombrerait pour plus d’une décennie dans l’horreur de la guerre. J’aimais ce trajet qui longeait la mer depuis Beyrouth jusqu’à Lattaquié. Il témoignait à travers les paysages, les villages et les routes de ce mélange improbable de population, de culture. La beauté des sols argilo-calcaires et la présence de silex par endroit permettant d’imaginer une production de rouges comme de blancs. La fraîcheur du climat avec l’altitude à 900 mètres et l’influence de la mer imposent aux raisins de lentes maturités, avec des vendanges autour du 15 septembre pour les blancs et jusque dans les derniers jours d’octobre pour les rouges.

Enfin la richesse et la complexité d’une gastronomie aussi colorée qu’épicée, les traces archéologiques affirmant la présence de vinification 4 000 ans plus tôt. Autant de facteurs rassurant à l’idée de faire renaître un vignoble sur ce Mont Bargylus, celui-là même qui faisait, selon Pline l’ancien, la fierté des vins de l’antiquité. Les premières vignes seront plantées à côté du village Aramo, avec une équipe composée de villageois qui pourront y gagner leur vie en apprenant la viticulture.

Moins de dix ans plus tard, la guerre éclate à la suite d’un printemps arabe et le pays se referme. Les médias sont omniprésents sur le sujet et le monde est ému et concerné, jusqu’au prochain événement médiatique qui à son tour prend la place et laisse peu à peu le précédent sombrer dans l’oubli.

Dans l’isolement total, le vignoble survit et produit chaque année des vins de grande qualité. Pour le piloter, seul l’échange de photos, de coups de fil et d’emails sont possibles. La logistique est très lourde. Les échantillons de raisins passent la frontière libanaise en taxi pour être dégustés depuis Beyrouth, ou alors se dessinent les protocoles de vinification. Il en est de même pour les échantillons de jeunes vins afin de définir leur itinéraire d’élevage. Une fois mis en bouteille, les vins transitent par Chypre avant de pouvoir atteindre leur destination finale, vers l’Europe principalement. Chaque petite chose quotidienne devient parfois un véritable casse-tête dans une activité viticole qui demande bon sens et précision.

Aujourd’hui, la réputation internationale des vins de Bargylus permet sans doute de tenir ce petit bout de terre de 12 hectares en vie. Récompense légitime pour ces gens, ces vignerons qui travaillent à leur survie et à celle de leur famille dans un contexte difficile. Le vin est un symbole, il emprisonne secrètement le message d’une époque, aussi laide soit elle.

Stéphane Derenoncourt
Photos : Domaine Bargylus